Trouve ton Callimaque

J’ai raconté précédemment ce parcours qui fut le mien dans l’apprentissage du latin. Aujourd’hui, épisode 2 : l’autre langue.

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Cet été est paru Mordicus, un ouvrage qui défend avec passion l’enseignement du latin en France (coucou Robert), dont je vous conseille vivement la lecture, et qui s’ouvre sur : « Un professeur de lettres classiques est soit helléniste, soit latiniste : il en a toujours été ainsi et cela le restera certainement si l’on continue à former simultanément des étudiants dans ces deux langues anciennes. La vocation survient assez tôt dans le cursus de langues anciennes, sans crier gare, au détour d’une lecture, d’un exercice de version ou de thème latin ou grec. On le sait, on le sent, on a choisi son camp, ou plutôt un camp vous a choisi : vous êtes helléniste ou latiniste et vous le serez jusqu’à la fin de votre vie. Rares sont les transfuges. » 

Ces mots m’ont troublée. Laissez-moi vous raconter mon parcours d’helléniste, vous allez comprendre.

A ceux qui s’imaginent que les langues anciennes sont sur un pied d’égalité dans l’enseignement, je vous le dis tout net : vous vous trompez. Rome domine la Grèce, et de très loin. Le grec ancien est le parent pauvre de l’enseignement des langues anciennes. Mon parcours d’helléniste s’ouvre ainsi sur une absence : le cours de grec, dans mon collège, n’existe pas ; si on me l’avait proposé, j’aurais sans doute tenté l’aventure, attirée par l’autre alphabet (et toutes les langues en général), mais cette proposition n’est jamais arrivée.

Au lycée non plus. Lorsque j’ai compris, en 1ère, que je me dirigeais tout droit vers les Lettres Classiques, j’ai posé la question : le grec, c’est possible ? Le grec, non, mais l’hébreu, oui. Bon, d’accord.

Ce n’est pas qu’il n’y a pas de professeur pour me l’enseigner : tous mes professeurs de latin sont diplômés de Lettres Classiques. C’est qu’il n’y a pas les heures ; c’est que ça n’entre pas dans les emplois du temps ; c’est qu’on n’ouvre pas un cours pour une seule élève, si sérieuse soit-elle. On sert toujours ces arguments aux élèves d’aujourd’hui – même quand ils sont 15 à poser la question.

Apprendre les langues anciennes relève trop souvent du parcours du combattant.

Alors j’attends le καιρός, l’occasion favorable. Qui se présente en Lettres Supérieures ; nous sommes six, dans ma classe de 45 élèves, à débuter le grec ; nous avons trois mois, pas plus, pour acquérir suffisamment de connaissances pour rejoindre le cours des confirmés. Ce n’est pas un cours à marche forcée : c’est un survol grammatical, purement et simplement, parce qu’on ne peut pas faire autrement. Et, contrairement à mon apprentissage du latin, très vite, la mémorisation du vocabulaire fait son entrée ; un vocabulaire toujours en contexte, grâce à l’excellent ouvrage de Victor Fontoynont *BFF triple cœur*. Lorsque je finis par rejoindre le groupe des confirmés, je m’en tire très honorablement, comparé aux échecs que j’enchaîne en latin.

La légende raconte que Guillaume Budé himself  (pardon, ipse… enfin non, αὐτός) aurait appris le grec en seulement trois heures.

Hé, les hellénistes, je vous vois rigoler, devant votre écran.

A l’université, j’ai naturellement opté pour le cours de grec débutant – et je n’aurais pas dû. Le cours était phagocyté par de faux débutants (mais je réalise aujourd’hui que j’en faisais partie), ce qui trompait les enseignants sur les difficultés que nous pouvions rencontrer. Rapidement, le grec ancien est devenu pour moi cette langue que je ne parvenais pas à comprendre – pour moi, et pour ces dizaines d’étudiants qui, lassés d’être perdus, regagnèrent les bancs des Lettres Modernes, sans que cela inquiète qui que ce soit.

C’est à cette époque que j’ai fait mien le proverbe latin : hoc Groecum non legitur (« Ce truc, là, en grec, on n’y comprend rien », l’équivalent du très actuel « Je te parle chinois ou quoi ? »). A l’issue d’un oral de fin de semestre, le professeur marque un temps, désarçonné, et tout doucement : « Vous… vous avez beaucoup de lacunes, non ? » Et pourtant, j’ai passé, cette année-là, des heures sur les orateurs attiques, sur Homère, sur Hérodote, sur Xénophon, j’ai lu et traduit huit œuvres de Platon : il ne m’en reste rien. Hoc Groecum non legitur, CQFD.

Pendant quelques années, j’ai mis le grec de côté ; puis les exigences du concours m’ont rattrapée et il a fallu reprendre tout mon apprentissage du grec, seule, dans la douleur, sans savoir où ça coinçait. J’ai collectionné les manuels, les ouvrages de version, d’exercices, les grammaires ; j’ai découvert avec effroi que je n’avais vu qu’un quart de la déclinaison, que la moitié de la morphologie verbale, et j’ai pensé que c’était ça, le problème. En fait, non ; j’échouais en version, mais j’excellais en thème… Hoc Groecum non legitur, encore. Le grec comme un mystère dont je ne trouve pas la clé.

Quand je deviens enfin prof, je suis soulagée de ne pas avoir à enseigner l’autre langue.

Mais les langues anciennes ont quelque chose du boomerang, et c’est le grec qui revient me chercher. Trois fois, en douceur – parce qu’il y a de la douceur dans la pensée grecque, comme l’écrit Jacqueline de Romilly.

D’abord, il y a eu la volonté de monter un projet Erasmus + ; projet qui a finalement échoué, mais m’a permis une belle rencontre avec une collègue grecque (coucou Photini). Ensemble, nous voulions travailler sur Aristophane, et me voilà à relire l’intégralité de ses comédies en français, puis dans le texte. Surprise : en grec, c’est quand même beaucoup plus marrant qu’en français. Pourtant, j’ai étudié Les Guêpes à la fac : je n’en ai aucun souvenir – au point que je ne suis même pas sûre d’avoir étudié Les Guêpes, c’est dire ! Et là, je ris en lisant Ploutos, ou Les Thesmophories, je retiens ma respiration sur certaines répliques de Lysistrata, et je rêve de voir jouer un jour Les Oiseaux. Ah, Les Oiseaux, quelle merveille ! Ce truc-là, même en grec, je le comprends, et je l’aime.

En 2015, la réforme du collège est annoncée, et avec elle, la suppression des langues anciennes. Je passe une année entière à retenir mes larmes à chaque cours, persuadée que c’est la dernière fois que nous contemplons ensemble ces trésors qui nous viennent de si loin. Puis le couperet tombe : pour permettre l’option, il faut un EPI ; et pour faire un EPI, il faut prendre les heures de cours des autres, puisque les LCA n’en ont plus… Mais mon collège a une particularité : mes collègues sont des gens formidables, tous convaincus de la nécessité d’offrir les langues anciennes aux élèves de REP ; alors tous, y compris ceux qui sont totalement opposés à la réforme et refusent de faire le moindre effort, m’offrent 10% de leur temps annuel. Je dois être l’une des seuls, en France, à avoir eu un EPI LCA conçu avec l’intégralité des disciplines de l’établissement. Pendant un an, une heure par semaine, chaque classe de 3e a eu un cours coanimé avec lecture de texte latin… et grec. Pour rendre cela possible, j’ai dû parcourir toute l’histoire de la littérature grecque et refaire toutes les traductions pour les rendre lisibles à nos élèves ; ça peut sembler un travail titanesque, mais Internet regorge de ressources qui m’ont facilité les choses. Et surtout, j’ai découvert dans cette aventure des textes dont je n’avais qu’une vague idée, et dont la lecture s’est révélée passionnante, comme les traités médicaux. Ce grec-là aussi, je le comprends. Mon proverbe latin commençait à être mal en point.

Faute d’heures poste, l’EPI LCA n’a pas survécu l’année suivante, mais j’ai continué à explorer cette littérature qui m’était tellement étrangère. Hoc Groecum non legitur, tu dis ? Pfff !

Et alors, un matin plein de lumière, assise à mon bureau, dans ma salle où il ne faisait pas encore trop chaud, un Budé sur les genoux, mon cœur a percuté Callimaque. De plein fouet. Moi qui croyais que rien ne pouvait surpasser Proust, j’en ai eu le souffle coupé. L’hymne à Apollon est la plus belle chose que j’aie jamais lue – et c’est là, très précisément, que je suis définitivement devenue une helléniste.

Pas une transfuge : une helléniste aussi. Aujourd’hui, quand mes élèves me demandent : « Madame, vous préférez quelle langue ? », je suis incapable de leur répondre.

Alors si toi, qui lis ces lignes, tu es un.e latiniste ; si tu te retrouves dans le proverbe Hoc Groecum non legitur ; si, malgré tous tes efforts, tu as l’impression que le grec t’échappera toujours, laisse-moi te donner un conseil, un seul : trouve ton Callimaque.

En attendant, je t’offre un bout du mien :

Ἱὴ ἱὴ Καρνεῖε πολύλλιτε, σεῖο δὲ βωμοί

ἄνθεα μὲν φορέουσιν ἐν εἴαρι τόσσα περ Ὧραι

ποικίλ΄ἀγινεῡσι ζεφύρου πνείοντος ἐέρσην,

χείματι δὲ κρόνον ἣδύν ∙ ἀεὶ δὲ τοι ἀέναον πῦρ,

οὐδέ ποτε χθιζὸν περιϐόσκεται ἄνθρακα τέφρη.

Callimaque, Hymne à Apollon, vs. 80-84

 

 

 

 

 

2 réflexions sur “Trouve ton Callimaque

  1. MYLENE dit :

    Bonjour Marjorie,
    Ravie de te retrouver ici (grâce à a liste 2d !). Nous avions papoté un moment lors du congrès d’Angers, un soir où l’on attendait les autres collègue de français ^^
    Je te souhaite une belle rentrée et au plaisir d’avoir de tes nouvelles !

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    • capsamea dit :

      Coucou Mylène ! Le plaisir est partagé. Je ne reçois rien de la liste 2d… soit Catherine n’a pas ajouté mon mail, soit il y a quelque chose que je ne sais pas faire. Je me pencherai sur la question dès que possible. Bonne rentrée à toi aussi !

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